L’ambition n’est pas le fort de l’animal taciturne : du porc, – cet archéologue des vestiges de la nature, le groin au ras des pâquerettes et fouillant sans cesse la terre grasse à la recherche de vers et de tubercules-, Heidegger pourrait, sans doute, et à juste titre, dire de lui qu’il est pauvre en monde.
Cette pauvreté animale n’est pas à entendre comme une dotation minimale d’existence par rapport à la richesse de la nature humaine mais , bel et bien , comme une privation.
Assigné à résidence dans sa programmation instinctuelle, l’animal, en raison de son absence de conscience, de réflexivité et de raison, ne peut s’interroger ni se projeter dans le monde et, encore moins, le configurer.
« Dans son monde ambiant, l’animal est, pour la durée de sa vie, enfermé comme dans un tuyau qui ne s’élargit ni qui se resserre »
Mais de quoi l’animal est-il donc privé ?
Jacques Derrida, dans « L’ Animal que donc je suis« , en fera un début d’inventaire :
« Privé de parole, de raison, d’expérience de mort, du deuil, de culture, d’institution, de technique, de vêtement, de mensonge, de la feinte, du mensonge, d’effacement de la trace, du don, du rire, des pleurs, du respect etc… »
Mais Heidegger, ce philosophe allemand, porté aux nues pour la profondeur de son « Etre et Temps », peut-il continuer à penser que le Waffen SS, dont il admire la culture et la droiture du porc- de- tête au milieu du charnier humain des camps de la mort, peut-il donc, ce philosophe, continuer à penser que cet ange exterminateur est, quant à lui, riche en monde ?
Quelle différence entre le porc, la truffe dans la fange, enfermé, pour la durée de sa vie, dans son tuyau de répétition instinctuelle et cet être parlant, supposé de raison et de culture, enfermé , pour sa part , dans le tuyau d’une idéologie mortifère, privant d’humanité une partie de ses semblables dont il a renoncé à regarder le visage pour le convertir en trogne ?
S’il y a un être capable de bêtise et de bestialité, ce n’est pas la bête taciturne, c’est l’être parlant.
Aussi, Derrida va-t-il prendre ses distances avec Heidegger en soulignant que parler de l’animal en général , c’est toujours proférer une bêtise car chaque animal est un vivant unique et irremplaçable, au même titre que l’homme.
Pour lui, il n’ y a pas plus de propre de l’homme qu’il n’y a de propre de l’animal ou du végétal : si on opère cette distinction, ce n’est pas, parce ce que l’humain, en raison de la conscience et de la pensée, serait capable d’un rapport à soi , inconnu chez les autres espèces vivantes, c’est uniquement par manque d’intérêt et de curiosité pour observer si ce rapport à soi n’est pas aussi l’oeuvre, chez l’animal, sous des formes différenciées et complexes.
C’est pour cette raison que Derrida, refusant le terme générique de l’Animal pour l’opposer à L’Homme, invente l’Animot, ce mot chimérique servant à désigner la multiplicité hétérogène des vivants, néologisme dans lequel on peut entendre, dans le singulier du mot, le pluriel d’animaux, l’intention étant de montrer qu’il n’y a pas l’Animal au singulier, séparé de l’Homme , au singulier, par une seule limite indivisible.
Il n’y a de règne animal que dans la pensée de l’Homme : qu’en serait-il si l’homme acceptait d’être vu par l’animal, de se situer dans sa lignée : « L’Animal que donc je suis » : à la fois ce que je suis ( être) et ce que je suis ( suivre).
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