Testeur de nuit

Même le dictateur le plus suspicieux, le plus paranoïaque qui soit est contraint, comme tout un chacun, de rendre les armes quand la nuit est venue : il devra, lui – aussi, s’abandonner au sommeil.

Comme de jour, il s’abandonne déjà aux contraintes lexicales et syntaxiques de la langue dont il est, même tyran, le sujet absolu.

Hitler, dans ses éructations, devait, lui – aussi, en passer pourtant par la camisole de force de la langue allemande.

On ne connaît pas , à la différence des goûteurs de repas , chargés de vérifier si les aliments du despote ne sont pas empoisonnés, on ne connaît pas de testeurs nocturnes devant prendre, à leur charge, le sommeil des tyrans ou, à défaut, de « volontaires » préposés à leur éviter les cauchemars qui ne manqueront pas, à coup sûr de zébrer d’effroi les ténèbres de leurs nuits, lestées de culpabilité.

Après avoir Lu

Le biscuit nantais Petit Lu a cette particularité de posséder, à chaque extrémité de sa forme carrée, une très légère excroissance qu’on appelle, communément, une oreille.

Aussi, le grand-père a-t-il comme habitude de déguster son petit-beurre en commençant par grignoter, une à une, ces quatre esgourdes.

C’est à ce moment que sa petite fille de trois ans, à qui il vient de proposer de faire la même opération, l’arrête, horrifiée, quand il en est à la deuxième oreille et, s’emparant du biscuit mutilé, le couvre de baisers et de paroles de consolation !

De quel degré d’empathie la toute petite enfance est-elle capable pour voir en toute chose une manifestation du Vivant, capable de sensibilité et donc de douleur !

Pensée animiste, dira-t-on, propre à l’être encore très éloigné de l’âge de raison alors qu’il faut, tout à la fois, se rendre compte de la puissance de la parole- une oreille est une oreille dans l’esprit d’un enfant, même appendue à une pâte cuite, et rendre grâce à l’innocence qui, par la bouche de cet enfant, reprend alors toute la force et la puissance de sa racine latine: in-nocere : ne pas nuire, ne pas détruire.

Il ne suffit pas d’avoir Lu.

Il faut aussi être tout oreilles à l’âme de l’enfant pour lequel les mots ne sont pas encore recouverts par la suie du temps et de l’habitude.

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Palindrome

Le soldat, sur le front, est, ce jour, doublement inquiet car il doit fêter son anniversaire sous le signe du palindrome, cette figure de style dont LAVAL, de sinistre mémoire, est une parfaite illustration car on peut lire son nom aussi bien de gauche à droite que de droite à gauche.

33 ans, pour lui, ce palindrome arithmétique.

L’anniversaire, cette vacherie, se dit-il, cette piqûre de rappel de la finitude, ce coup de trompette que le temps est compté.

Aussi, avant de souffler, dans la tranchée, ses 33 bougies, c’est les yeux et les oreilles aux aguets, qu’il scrute le ciel à l’affût du moindre vrombissement…

Soudain, de gauche à droite, de droite à gauche, pâle, un drone...

Allez à

Parler des alinéas de la vie plutôt que de ses aléas est une confusion de langage qui n’est pas si cossasse qu’elle en a l’air : après tout, la norme est plutôt dans le retour à la ligne, signalant le début d’un nouveau paragraphe de la routine du quotidien, que dans l’arrivée impromptue de phénomènes échappant, en partie, ou totalement, au contrôle de l’usager de la dite Vie.

Plutôt le rituel dans les alinéas successifs du petit déjeuner que les aléas d’une explosion de gaz dans la maison .

Drôle d’oiseau

On raconte, qu’au 13° siècle, le moine allemand, Césaire d’Heisterbach, est devenu immortel pour avoir entendu chanter, dans la forêt de Brocéliande, un oiseau, dans lequel s’était incarnée l’éternité.

Du danger, ou de la grâce, des rencontres inopinées dans les allées forestières.

Nature, elle ment

Puisque les yeux des vivants ont tous une distance focale différente, un punctum proximum spécifique pour chaque individu, et ce, dans l’hétérogénéité des espèces animales, qui serait assez présomptueux pour prétendre rendre compte de l’exacte grandeur nature ?

La Nature ne regarde que soi.

Animosité

L‘animosité, cette disposition persistante de malveillance, qui porte à nuire à quelqu’un, cette inimitié, trouve son origine dans le bas latin chrétien, animositas : ardeur, énergie.

Animosité: curieuse conversion de la force en haine foncière.

Etymologie commune avec celle de l’animal.

Où l’on retrouve l’animosité de l’homme à l’égard de l’animal, cette ardeur, cette énergie, dans la malveillance persistante qui le pousse à la destruction systématique des bêtes d’élevage.

L‘animausité de l’homme, ses crocs.

Porc de tête

L’ambition n’est pas le fort de l’animal taciturne : du porc, – cet archéologue des vestiges de la nature, le groin au ras des pâquerettes et fouillant sans cesse la terre grasse à la recherche de vers et de tubercules-, Heidegger pourrait, sans doute, et à juste titre, dire de lui qu’il est pauvre en monde.

Cette pauvreté animale n’est pas à entendre comme une dotation minimale d’existence par rapport à la richesse de la nature humaine mais , bel et bien , comme une privation.

Assigné à résidence dans sa programmation instinctuelle, l’animal, en raison de son absence de conscience, de réflexivité et de raison, ne peut s’interroger ni se projeter dans le monde et, encore moins, le configurer.

« Dans son monde ambiant, l’animal est, pour la durée de sa vie, enfermé comme dans un tuyau qui ne s’élargit ni qui se resserre »

Mais de quoi l’animal est-il donc privé ?

Jacques Derrida, dans « L’ Animal que donc je suis« , en fera un début d’inventaire :

« Privé de parole, de raison, d’expérience de mort, du deuil, de culture, d’institution, de technique, de vêtement, de mensonge, de la feinte, du mensonge, d’effacement de la trace, du don, du rire, des pleurs, du respect etc… »

Mais Heidegger, ce philosophe allemand, porté aux nues pour la profondeur de son « Etre et Temps », peut-il continuer à penser que le Waffen SS, dont il admire la culture et la droiture du porc- de- tête au milieu du charnier humain des camps de la mort, peut-il donc, ce philosophe, continuer à penser que cet ange exterminateur est, quant à lui, riche en monde ?

Quelle différence entre le porc, la truffe dans la fange, enfermé, pour la durée de sa vie, dans son tuyau de répétition instinctuelle et cet être parlant, supposé de raison et de culture, enfermé , pour sa part , dans le tuyau d’une idéologie mortifère, privant d’humanité une partie de ses semblables dont il a renoncé à regarder le visage pour le convertir en trogne ?

S’il y a un être capable de bêtise et de bestialité, ce n’est pas la bête taciturne, c’est l’être parlant.

Aussi, Derrida va-t-il prendre ses distances avec Heidegger en soulignant que parler de l’animal en général , c’est toujours proférer une bêtise car chaque animal est un vivant unique et irremplaçable, au même titre que l’homme.

Pour lui, il n’ y a pas plus de propre de l’homme qu’il n’y a de propre de l’animal ou du végétal : si on opère cette distinction, ce n’est pas, parce ce que l’humain, en raison de la conscience et de la pensée, serait capable d’un rapport à soi , inconnu chez les autres espèces vivantes, c’est uniquement par manque d’intérêt et de curiosité pour observer si ce rapport à soi n’est pas aussi l’oeuvre, chez l’animal, sous des formes différenciées et complexes.

C’est pour cette raison que Derrida, refusant le terme générique de l’Animal pour l’opposer à L’Homme, invente l’Animot, ce mot chimérique servant à désigner la multiplicité hétérogène des vivants, néologisme dans lequel on peut entendre, dans le singulier du mot, le pluriel d’animaux, l’intention étant de montrer qu’il n’y a pas l’Animal au singulier, séparé de l’Homme , au singulier, par une seule limite indivisible.

Il n’y a de règne animal que dans la pensée de l’Homme : qu’en serait-il si l’homme acceptait d’être vu par l’animal, de se situer dans sa lignée : « L’Animal que donc je suis » : à la fois ce que je suis ( être) et ce que je suis ( suivre).

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